«La doctrine Borrell», une conversation avec le Haut représentant
Groupe d’études géopolitiques – Alberto Alemanno et Adam Mouyal conversent avec Josep Borrell au sujet de son discours devant les ambassadeurs de l’Union et la première promotion de l’Académie diplomatique européenne.
Une conversation entre Alberto Alemanno, Adam Mouyal et Josep Borrell.
Vos derniers discours, devant les ambassadeurs de l’Union puis à Bruges devant la première promotion de l’Académie diplomatique européenne, ont suscité beaucoup de commentaires. Les principaux concernaient la métaphore du «jardin et de la jungle». Qu’avez vraiment voulu dire et exprimer à travers cette métaphore ?
Je pense que c’est Milan Kundera qui nous mettait en garde contre l’usage des métaphores… Celles-ci ne sauraient être prises au pied de la lettre ni extraites de leur contexte. Je vais néanmoins répondre à votre question, car si mes propos ont donné lieu à des malentendus, je souhaite les lever. Le débat public est partie intégrante de l’action politique. Je vais le faire tout en récusant d’emblée une quelconque proximité avec les néoconservateurs avec lesquels je n’ai rigoureusement rien à voir. Je m’explique…
Commençons par le fond. Vos lecteurs, avertis, savent qu’aux sources des interprétations du monde d’aujourd’hui, figure une vision réaliste selon laquelle l’ordre mondial est dominé par la compétition entre États et qu’en l’absence de régulation mondiale c’est le plus fort qui l’emporte sur le plus faible. D’où la métaphore de la jungle.
Et il y a par ailleurs, une vision, dite libérale, qui croit que l’on peut pacifier les relations internationales autour de principes communs. C’est la métaphore du jardin.
Au niveau mondial, avec la création des Nations Unies, on a ainsi cherché un équilibre entre la souveraineté des États et la coopération pour prévenir les affrontements entre eux. C’est-à-dire tempérer la force par la norme.
Mais le monde change et pas toujours dans le bon sens. Si j’ai utilisé cette métaphore, que je n’ai pas inventée, c’est simplement pour exprimer l’idée que dans le monde actuel, la force – la jungle – supplante la norme – le jardin. Cette idée ne renvoie donc à aucune acception nationale, régionale ethnique ou religieuse particulière.
Au demeurant, il serait totalement absurde de le penser puisqu’aujourd’hui la loi de la jungle règne aux portes de l’Europe, en Ukraine, où une grande puissance profite de sa force pour écraser son voisin.
Pourtant, vous avez aussi déclaré que la jungle pouvait «envahir» le jardin ?
Oui, en Europe, nous avons évacué la guerre de notre horizon mental, mais nous ne sommes pas immunisés contre le dérèglement du monde. La violence et le désordre peuvent aussi nous atteindre.
Je l’avais dit d’une façon très claire en présentant la Boussole Stratégique : l’Europe est en danger. Certains ont pu être surpris par une telle affirmation. Puis la guerre est venue et on s’est rendu compte que j’étais peut être en-deçà de la vérité…
J’ai également dit que face à cela, mais certains feignent de ne pas l’avoir entendu, la solution ne consistait pas à élever des murs autour de nous, parce que il n’y aura jamais de murs assez hauts pour nous protéger. J’ai toujours combattu de l’idée de l’Europe forteresse et la vision euro-centrique du monde. Nous devons donc vivre et nous engager avec le monde tel qu’il est et non comme nous voudrions qu’il soit. S’engager avec le reste du monde et en particulier avec nos voisins les plus proches, doit faire partie aussi du deuxième âge d’une Union européenne née pour résoudre des problèmes intra-européens avant que ne commence le processus de globalisation.
Vous voulez dire que le monde, en restructuration, serait soumis à une «loi de la jungle» ?
Assurément. La fragilité du monde tient à un consensus extrêmement faible, extrêmement ténu entre les États. Le droit de veto est de plus en plus utilisé par ceux qui l’ont, c’est-à-dire les membres permanents du Conseil de sécurité. L’agression russe contre l’Ukraine est venue assombrir un paysage mondial déjà très nuageux. En l’espèce, un membre permanent du Conseil de sécurité a pris la décision d’envahir son voisin sans aucune justification acceptable au regard du droit international. Il l’a fait parce qu’il se croyait en position de force. C’est ça, la loi de la jungle. Et c’est ce que j’ai voulu clairement dénoncer. Le secrétaire général des Nations unies a d’ailleurs immédiatement indiqué que l’agression russe contre l’Ukraine constituait une violation caractérisée de la légalité internationale.. Et c’est bien inquiétant. Comme j’ai pu le dire, le monde va vers une direction qui n’est pas celle qui a la préférence de l’Europe. Mais sans renoncer à son héritage, elle se doit d’affronter et de regarder le monde avec beaucoup plus de lucidité. Un monde ou l’érosion des normes internationales conduit à la résurgence de la force. C’était le sens de ma mise en garde. D’autant que ce retour de la force se répand partout y compris dans la sphère économique où les logiques d’interdépendance sont capturées par les logiques de puissance. Ce qui nous oblige nous aussi à nous protéger, par exemple en mettant en place des chaînes de valeur plus sécurisées et moins vulnérables. La pandémie nous a appris cela. Et ce n’est qu’un début.
Pourquoi alors avoir qualifié l’Europe de «jardin» ?Qu’avez-vous voulu dire par là ?
Disons que ce monde n’est pas celui qui a spontanément notre préférence. Mais l’Europe dispose des ressources pour rebondir et s’y adapter. À cette fin, elle doit agir dans deux directions. La première est de continuer à développer son pouvoir normatif dans toute une série de domaines où nous avons besoin de nouvelles règles. Je pense par exemple au digital où les risques de fragmentation sont considérables comme le danger de voir différents Internet coexister sans interaction entre eux, ce que l’on appelle le «Spliternet», entre autres.
Il faut donc absolument poursuivre ce travail normatif qui constitue l’avantage comparatif de l’Europe. Mais il faut admettre que ce pouvoir normatif a besoin d’être adossé à une logique de puissance. Car pour peser, il faut être respecté. Et pour être respecté il faut avoir des atouts dans sa manche. Pour cela, dans le cadre multilatéral où ces questions se jouent, il nous faut développer des logiques de coalition avec ceux qui sont de notre côté. Notre pratique du multilatéralisme doit être plus incisive et, pourquoi pas, plus transactionnelle.
Dans un monde globalisé, la fluidité des échanges entraîne une plus grande fluidité des alliances. À cette fin, nous devons mettre en place des coalitions of the willing pour faire avancer les sujets auxquels nous tenons et sur lesquels nous avons des intérêts à défendre. Il nous faut être à la fois fermes et pragmatiques, déterminés dans les principes et souples dans l’action. Comme je l’ai souvent dit, le monde est multipolaire. Or cette multipolarité entraîne par la force des choses une démultiplication des vérités et des points de vue sur tous les sujets. Le paradoxe du monde actuel est que la multipolarité se traduit par un recul du multilatéralisme. Chacun a sa vérité mais les vérités ne parviennent pas à s’ajuster autour d’un corpus commun. Nous disposons bien sûr du corpus de la Charte des Nations Unies. Mais on voit bien que certaines puissances veulent soit l’interpréter à leur manière soit carrément le changer. C’est très frappant en matière de droits de l’homme où certains États prétendent que la déclaration universelle des droits de l’Homme n’est au fond pas si universelle que cela, car les droits économiques et sociaux doivent prendre le pas sur les droits politiques. Ce n’est pas notre avis…
Vous évoquez un rapport de l’Europe à la puissance, ce qui n’est pas toujours quelque chose d’évident. Qu’est-ce qui a changé selon vous ?
La guerre en Ukraine a changé le regard de l’Europe sur le monde comme elle a changé le regard du monde sur l’Europe. C’est une véritable game changer. La Russie a agressé l’Ukraine car elle croyait l’Europe incapable de réagir. Certes, l’Europe n’a pas envoyé de troupes pour soutenir les Ukrainiens qui se battent seuls. Mais nous avons pris deux initiatives nouvelles et totalement inédites que l’on n’attendait pas de nous et certainement pas la Russie. Nous sommes en train de nous dégager de notre dépendance énergétique vis-à-vis de la Russie qui y voyait une contrainte insurmontable pour nous. Ce choix constitue une énorme victoire sur nous-mêmes. Car notre dépendance énergétique nous a conduit à sous-estimer le risque que nous faisait courir la Russie. Et l’invasion de la Crimée ne nous réveilla pas pour autant. Ce fut une erreur stratégique et politique que nous sommes en train de réparer. L’autre action symboliquement importante que nous avons aussi entreprise fut d’utiliser un Fonds européen intergouvernemental, qui ne fait pas partie du budget européen approuvé par le Parlement, mais qui pour la première fois finance les dépenses militaires d’un État en guerre. Nous en sommes déjà à plus de 3 milliards d’euros. Ces trois milliards venant s’ajouter aux efforts engagés directement par les États pour soutenir militairement l’Ukraine. Notre soutien militaire est loin d’être négligeable. Il se double d’un engagement économique et financier de près de 9 milliards d’euros. S’y rajoute bien évidemment l’engagement militaire très conséquent des États-Unis.
Votre discours adressé aux ambassadeurs, où vous les enjoigniez avec véhémence à «sortir de leur zone de confort», a lui aussi été critiqué. Que vouliez-vous dire ? Pensez-vous avoir produit sur votre diplomatie l’effet escompté ?
J’ai voulu parler du «pourquoi» et du «comment» dans la pratique de la politique extérieure de l’Union. Dommage que l’analyse du «pourquoi», c’est-à-dire l’analyse de «l’état du monde» dans une multipolarité peu organisée n’ait pas suscité tant d’attention. Or dans un monde qui change et qui devient de plus en plus chaotique, plus imprévisible, plus dangereux mais également plus ouvert, plus complexe et plus pluraliste, nous nous devons de nous adapter. Et cet impératif, s’impose à nous tous que nous soyons homme politique, citoyen, chef d’entreprise ou diplomate.
Nous disposons comme vous le savez d’un grand réseau diplomatique qui couvre la planète avec plus de 140 délégations ou ambassades de l’Union. Ce n’est pas rien. Et le déploiement de ce réseau constitue déjà un grand succès pour L’Europe. Le rôle de ce réseau n’est pas de doubler les diplomaties nationales mais d’agir comme un démultiplicateur de l’influence des États membres au service de ce que l’on appelle la «Team Europe» : États et institutions européennes, tous ensembles. Et croyez-moi, ce n’est guère facile. Nos ambassadeurs doivent faire face sur le terrain aux mêmes problèmes de coordination et d’unité que je trouve au Conseil. Comme je leur ait dit, ils sont mes yeux et mes oreilles partout dans le monde. Sans eux, je ne pourrais pas accomplir mon travail. Le leur m’est donc très précieux.
Concrètement, pour eux, qu’est-ce que cela implique ?
Mon message est simple et direct. Dans le monde d’aujourd’hui où les citoyens sont beaucoup plus présents dans le débat public, ou les réseaux sociaux influencent les perceptions et les représentations, dans un monde où la désinformation règne en maître, les diplomates doivent descendre davantage dans l’arène et intégrer ce qui me paraît aujourd’hui essentiel : la pratique de la diplomatie publique. Pas seulement parler à leurs homologues ou aux autorités mais à la société civile, à ses représentants pour entendre leur point de vue et faire entendre le nôtre. Ils le font mais il faut le faire davantage. Là encore je n’insisterai jamais assez sur l’importance des réseaux sociaux qui ont bouleversé la donne. D’autant plus que certains États qui ne nous veulent pas que du bien se servent de ces réseaux sociaux pour combattre nos idées, nos valeurs, ou discréditer l’Europe autant qu’ils le peuvent. Il faut donc être capable de rendre coup pour coup. De riposter clairement chaque fois que l’on cherche à nous mettre en cause. L’activité diplomatique doit se réinventer pour participer à une bataille des narratifs où la vocifération et les fake news remplacent le raisonnement et la simple présentation des faits.
On l’a vu à propos des vaccins, où l’on a voulu mettre en cause l’Europe alors qu’en réalité nous avons été et de très loin le premier grand contributeur au Covax, les plus grands exportateurs et donateurs de vaccins — bien plus que la Chine et la Russie réunies. Nous le voyons aujourd’hui à propos des tensions sur les produits alimentaires où l’on voudrait nous faire croire que ce sont les sanctions européennes contre la Russie qui expliquent les difficultés d’approvisionnement en céréales ou en engrais. J’ai incité, même s’ils le font déjà, nos diplomates à se montrer beaucoup plus actifs sur le terrain. Cela signifie nous défendre quand nous sommes attaqués. Cela signifie aussi écouter d’autres voix, d’autres visions, d’autres manières de penser que la nôtre. Cela ne veut pas dire que nous devons toutes les accepter. Certainement pas. Cela veut plutôt dire que nous devons composer avec les autres sans renoncer à être nous-mêmes. C’est un point d’équilibre à trouver.
En souhaitant incarner ce «tournant de la puissance» dont vous parlez, n’avez-vous pas l’impression de prendre le risque d’infléchir le projet européen initial, fondé sur l’intégration économique et le respect de l’état de droit ?
Le projet européen s’est construit contre l’idée de puissance car il visait d’abord et avant tout à pacifier les rapports entre européens. C’est un acquis majeur qu’il faut préserver et dont nous pouvons être fiers. Mais tout projet doit évoluer. Nous ne saurions faire l’économie de la puissance. Il doit se nourrir de nouvelles réalités, il doit vivre et non se figer ou être statufié. Se convertir au réalisme, ce n’est pas se convertir au cynisme et à la brutalité. À cet égard je ne comprends pas les remarques que j’ai cru entendre à propos de mon intervention sur une prétendue mutation néo conservatrice en Europe. Sauf à penser que combattre l’impérialisme russe est un acte néoconservateur. En réalité, nous sommes plus que jamais attachés aux principes de la charte des Nations Unies. Et pas simplement verbalement. Si vous parlez au Secrétaire général des Nations Unies, si vous parler aux responsables de cette institution, ils vous diront tous sans exception que leur partenaire privilégié, c’est l’Union Européenne. Au conseil de sécurité les membres permanents européens n’ont par exemple plus utilisé leur droit de veto depuis maintenant plusieurs décennies ! Dans les faits, nous sommes extraordinairement engagés dans les questions de développement, de financement de la transition énergétique ainsi que sur les questions de droits de l’homme.
Beaucoup critiquent cependant la pratique par l’Occident des doubles standards. Comment y répondre ?
Je connais cette critique et je l’ai entendu à maintes reprises, y compris à propos de l’Ukraine. Oui, le monde occidental a aussi parfois contribué à dérégler l’usage de la force. Et c’est vrai qu’il ne parvient pas à régler certains problèmes régionaux comme le problème israélo-palestinien. Mais je ne vois pas en quoi refuser de condamner la Russie ou prétendre ne pas prendre position fera avancer la cause d’autres sujets ! Globalement je crois qu’en tant qu’Européens notre contribution à l’ordre international est positive. Maintenant, il faut se demander comment contribuer de façon plus efficace à la sécurité alimentaire, à l’approvisionnement en énergie du monde en développement, tout en favorisant la transition énergétique et la lutte contre le changement climatique. Ce sont les enjeux d’aujourd’hui et de demain.
D’où mon exhortation aux ambassadeurs : montrez-vous attentifs à l’exaspération parfois du Sud Global qui a le sentiment de devoir payer le prix de problèmes dont il n’est pas historiquement peu ou pas responsable — comme le changement climatique. Les crises alimentaire, énergétique et financière posent des problèmes très graves a beaucoup de pays. Et il est normal qu’ils se préoccupent des conséquences de la guerre plus que de ses causes. Il faut les comprendre et agir d’une façon positive sans faire valoir le principe du «qui n’est pas avec nous est contre nous». En même temps, une agression est une agression et ménager la Russie ne conduira pas à faire avancer la paix dans le monde mais au contraire à encourager les gros à dévorer les petits.
Maintenant encore une fois, et comme je vous le disais au début de cette entretien, le choc ukrainien ne restera pas sans conséquences sur la manière dont l’Europe va appréhender le monde. On ne peut pas continuer à se soucier abstraitement de la paix sans voir les logiques de puissance et de force qui se déploient pour les miner. Car il ne faut jamais perdre de vue le fait que s’il faut être au moins deux pour commercer ou pour faire la paix, il suffit d’être seul pour déclencher la guerre.
Mais cette vision des choses ne présente-t-elle pas le risque de nous faire plonger dans une logique d’affrontement civilisationnel ?
Non, très franchement nous sommes, je crois, immunisés contre ce que vous appelez un risque civilisationnel. Même s`il faut toujours être vigilant. Cela d’autant plus que ce que la guerre en Ukraine a révélé, c’est l’absurdité du concept de guerre des civilisations. S’il y a deux pays qui ont une unité civilisationnelle forte c’est bien la Russie et l’Ukraine. Sauf que vous avez d’un côté un État qui voudrait convertir cette convergence civilisationnelle en asservissement politique. Et c’est cela qui est inacceptable. La Russie de Poutine est au fond l’héritière d’un projet impérialiste qui voudrait que l’Ukraine et le Belarus soient intégrés à la Russie. Comme si la chute de l’Union soviétique n’avait pas eu lieu entre-temps. Et c’est pour cela que je considère que ce conflit consacre au fond la seconde mort de l’Union soviétique.
Cela laisse-t-il une place à la Russie ? Laquelle à votre avis ?
Il y a bien sur une place pour la Russie qui est un très grand pays qui ne va pas disparaître et dont d’ailleurs personne ne recherche la disparition. Nous n’avons rien contre le peuple russe. Et ce dernier le sait bien. Ceux qui fuient le régime cherchent massivement à rejoindre l’Europe. Mais la Russie de Poutine doit comprendre qu’elle ne peut vivre en paix avec ses voisins qu’à condition de se défaire de son projet impérialiste et qu’elle accepte de s’identifier à un projet national dans le cadre de ses frontières. Certes, on me dira que la perte d’un empire est toujours douloureuse. Oui, c’est vrai, et les Européens sont très bien placés pour le savoir. Mais je crois que les Européens sont parvenus à se défaire de cette nostalgie impériale. Et c’est d’ailleurs l’Europe unie qui fut la réponse politique à la perte des empires européens. C’est un point que l’on ne souligne pas assez. Car lorsque vous replacez l’histoire de la construction européenne dans son contexte géopolitique global vous constatez précisément que le Traité de Rome signé en 1957 le fut un an après la débâcle de Suez. Le traité de Rome fut donc au fond la réponse pacifique et constructive à l’abandon par les puissances européennes de leurs héritages coloniaux… [1]
À travers ces discours, vous semblez chercher à faire entendre votre voix et à laisser un héritage. Comment vous définiriez-vous en politique étrangère ? Comme un réaliste ?
J’ai une identité sédimentaire faite de couches superposées mais complémentaires : je suis catalan, espagnol et européen. Et à ce titre je suis attaché à l’héritage français des Lumières, même si mon passage par les universités californiennes m’a aussi marqué. Je suis fondamentalement kantien, mais j’essaye de regarder le monde tel qu’il est à partir du poste d’observation qui est le mien. Donc je suis un kantien réaliste.
Mais je le dis et je le répète, L’Europe doit se réveiller car les rapports mondiaux ne ressemblent pas forcement à ceux qui prévalent entre les États membres de l’Union. Tel était le sens de mon message à Bruges. Le monde est plus dur et repose sur des rapports de force nouveaux qu’il nous faut bien évaluer et bien gérer. Nous ne bénéficions plus d’une rente de situation, même si nous disposons d’un énorme capital social grâce à nos institutions nationales et surtout européennes. Bâtir des institutions est beaucoup plus difficile que bâtir des infrastructures physiques.
J’ai des valeurs liées à mon histoire car on vient toujours de quelque part. Mais en même temps je ne suis pas naïf et j’ai dit que l’Europe devait se faire respecter, parler elle aussi le langage de la puissance. C’est ce que j’ai essayé de faire et de dire et c’est ce que je continuerai à dire et à faire sans renoncer à m’expliquer et à expliquer ce que je fais. La pédagogie de l’action est un élément essentiel de l’action publique. J’ai été longtemps professeur de mathématiques à l’Université de Madrid et j’ai toujours vu dans la politique une pédagogie. Je vous remercie donc de me donner l’opportunité de le faire dans vos colonnes. En certaines occasions, comme dans certains débats parlementaires, cette volonté d’explication s’est heurtée à une certaine incompréhension. J’espère que cet entretien sera utile à la clarification de ma pensée et à la définition de la doctrine Borrell.