« Il faut empêcher la Hongrie de prendre la présidence du Conseil de l’Union européenne »
LE MONDE – Alberto Alemanno plaide pour la suspension de la présidence hongroise du Conseil de l’UE.
La Hongrie doit occuper, à partir du 1ᵉʳ juillet 2024, la présidence tournante du Conseil de l’UE, alors qu’elle continue de bafouer l’Etat de droit. Alberto Alemanno, professeur titulaire de la chaire Jean-Monnet à HEC Paris, dessine, dans une tribune au « Monde », trois pistes pour empêcher le pays de Viktor Orban d’occuper ce poste-clé.
Pendant longtemps, suspendre la présidence tournante du Conseil de l’Union européenne (UE) d’un de ses Etats membres relevait de la spéculation académique. Mais, aujourd’hui, la question se pose réellement. Le Parlement européena ainsi adopté une résolution le 1er juin demandant au Conseil de l’UE de bloquer la présidence hongroise qui doit démarrer le 1er juillet 2024.
Bien que cette possibilité ne soit pas prévue par les traités, menacer de bloquer la présidence d’un Etat membre rebelle pourrait s’avérer l’un des instruments les plus efficaces de Bruxelles pour contraindre non seulement la Hongrie, mais également la Pologne, dont la présidence suivra celle de Budapest, àrespecter leurs engagements sur l’Etat de droit.
La présidence tournante du Conseil de l’UE est un héritage du passé, du temps où cette institution représentant les différents gouvernements européens ne disposait pas d’un président permanent. La présidence tournante a progressivement perdu en influence, au profit de la nouvelle figure de président permanent d’une autre institution, le Conseil européen, aujourd’hui incarnée par Charles Michel. Cependant, la présidence tournante, qui n’est pas dépourvue d’autorité, subsiste et reste une particularité de la machine institutionnelle européenne. L’Etat membre qui préside le Conseil a le pouvoir de fixer l’ordre du jour, en présidant presque toutes les réunions ministérielles et en représentant le Conseil dans ses relations avec les autres institutions.
Conflit inconciliable
Dès lors, une question légitime mais dérangeante se pose : comment un Etat membre de l’UE (comme la Hongrie ou la Pologne) qui a été condamné pour manquements aux valeurs fondamentales de l’UE, et dont l’accès aux fonds européens a été suspendu pour cette raison, peut-il présider une des principales institutions européennes ? Comment un gouvernement dont la probité a été remise en cause pourrait exercer cette présidence tournante ? Comment un gouvernement soumis àla procédure prévue àl’article 7 du traité sur l’Union européenne, qui vise àprotéger les valeurs fondamentales européennes, pourrait présider les réunions du Conseil destinées àtraiter de ces mêmes questions ? N’y a-t-il pas un conflit inconciliable entre le fait d’occuper la présidence tournante du Conseil et celui d’enfreindre constamment le droit européen ?
Plusieurs options existent pour affronter ce problème. Une première possibilité consisterait àmodifier par un vote àmajorité qualifiée des Etats membres l’ordre des pays occupant la présidence tournante. Cela pourrait repousser àune date indéterminée les présidences tournantes hongroise et polonaise, dans l’attente que ces pays respectent leurs obligations découlant de leur appartenance àl’Union.
Une autre option consisterait às’appuyer sur l’Espagne et la Belgique, les deux pays àoccuper la présidence tournante (au second semestre 2023 et au premier semestre 2024), afin qu’ils empêchent la Hongrie de diriger les réunions portant sur des normes qu’elle a enfreintes. Il suffirait de modifier le fonctionnement interne du trio que formeront ces trois Etats au cours des dix-huit mois, conformément aux règles introduites par le traité de Lisbonne. Les réunions du Conseil en rapport avec le respect de l’Etat de droit (procédure de l’article 7, suspension des fonds européens, etc.) pourraient être assurées par l’Espagne ou la Belgique.
Une dernière possibilité serait d’annuler la présidence hongroise, en répartissant les six mois de la Hongrie en deux entre la Belgique et l’Espagne. Leurs présidences respectives dureraient neuf mois. La présidence hongroise est censée débuter juste après les élections européennes de juin 2024, au moment donc où se font les principales nominations (présidence de la Commission européenne, présidence du Conseil, etc.). Si elle venait àêtre suspendue, le débat suscité surviendrait àun moment-clé. En faire l’économie serait dommageable, d’autant que la Pologne occupera la présidence suivante, entre janvier et juin 2025.
Les leaders européens doivent répondre àl’appel lancé par le Parlement qui, dans sa résolution du 1er juin, leur demande de «trouver une solution appropriée au plus vite ». Si les dirigeants européens n’agissent pas, le Parlement menace de prendre des « mesures appropriées », comme le boycott de la présidence hongroise en réduisant la coopération au strict minimum. Ce risque tout à fait inédit d’une impasse institutionnelle au sein de l’Union devrait aussi permettre à la Commission européenne de comprendre qu’elle ne peut pas mener à bien ses politiques si le leadership d’une autre institution européenne est dans les mains d’Etats membres manquant à leurs obligations en matière de respect de l’Etat de droit.
Réputation internationale
Les gouvernements allemand, néerlandais et suédois ont exprimé publiquement qu’ils étaient favorables à la suspension de la présidence hongroise, la ministre allemande chargée de l’Europe, Anna Lührmann, déclarant qu’elle avait «des doutes sur la capacité de la Hongrie à mener à bien » sa présidence. Le gouvernement espagnol n’a pas encore pris position, dans un contexte où sa propre capacité à mener à bien sa présidence du Conseil est mise en question par la tenue d’élections nationales anticipées en juillet. La même chose est vraie pour la Belgique, le Danemark et Chypre, les trois futurs partenaires de la Hongrie et de la Pologne, dans le cadre des prochains trios. Leurs propres réputations sont en jeu.
Indépendamment du fait que la présidence hongroise (ou polonaise) du Conseil soit suspendue, le simple fait d’en étudier la possibilité étend les instruments de Bruxelles pour encourager les pays rebelles àrespecter leurs engagements européens. Les réactions hostiles des gouvernements hongrois et polonais à cette hypothèse suggèrent qu’ils sont sensibles à cette remise en cause de leur réputation internationale.
Cette menace sans précédent pour les gouvernements hongrois et polonais pourrait entraîner un débat juridique et politique nécessaire pour établir la manière dont l’UE entend faire face aux Etats rebelles. Un tel débat public avant la tenue des élections du Parlement européen aurait le mérite de clarifier cette question pour l’électorat européen, encore affecté par le souvenir du «Qatargate ».
Si la guerre en Ukraine a uni les Européens sur le front extérieur, des fractures internes existent et pourraient se dégrader, menaçant ainsi les fondations mêmes du projet européen.