«Il est temps pour l’UE de se doter d’un représentant institutionnel dévolu à l’avenir »
LE MONDE – Alberto Alemanno et Elizabeth Dirth défendent dans cette tribune la nécessité d’institutionnaliser la représentation des générations futures dans l’UE.
Un commissaire européen doit être désigné pour les générations futures afin de défendre leurs intérêts et d’institutionnaliser une vision à long terme, estiment, dans une tribune au « Monde », le juriste Alberto Alemanno et la spécialiste du climat Elizabeth Dirth.
L’Union européenne a été conçue comme un projet à long terme. Pourtant, alors qu’un mandat de cinq ans touche à sa fin, ses structures continuent de compromettre sa capacité à tenir ses promesses sur le long cours. Le moment est venu de réfléchir de manière créative au prochain cycle. De nombreuses propositions de réforme ont déjà été formulées, mais aucune n’a encore directement abordé la tendance persistante à négliger les intérêts de long terme.
L’ancien premier ministre italien Mario Monti a souvent qualifié l’UE d’« organisation syndicale » défendant les intérêts des générations futures. Pourtant, malgré des décennies passées à favoriser l’intégration européenne et à ambitionner une neutralité carbone d’ici à 2050, l’UE ne dispose toujours pas d’un cadre institutionnel qui mette véritablement le bien-être des générations futures au premier plan.
Tant que les stratégies ne s’étendront pas au-delà de 2050, les citoyennes et citoyens seront discriminés sur la base de leur année de naissance. Il suffit de regarder le déclin du soutien aux politiques de protection de l’environnement pour douter de l’existence d’un cadre institutionnel adéquat à une réflexion tournée vers l’avenir. Prenons le pacte vert pour l’Europe : il a été présenté comme un moment historique comparable « au premier homme sur la Lune » pour l’avenir du continent. Il devient désormais un bouc émissaire des problèmes sociaux. Le manque de vision politique à long terme avait déjà miné certaines politiques-clés du pacte, avant d’être encore davantage entravé par le départ prématuré de Frans Timmermans, son architecte.
Une ère de polycrise
Au moment crucial de l’adoption de ces mesures, la Commission européenne a dû réaffecter Maros Sefcovic, un autre commissaire, comme responsable du pacte, et nommer un nouveau commissaire chargé de l’agenda climatique, Wopke Hoekstra, malgré ses références environnementales discutables. Sa nomination de dernière minute, alors que la protection de l’environnement rencontre des réticences, révèle une vérité dérangeante : les dirigeants politiques ne sont pas tenus responsables de leur incapacité à agir sur le long terme.
Il est temps pour l’UE de se doter d’un représentant institutionnel dévolu à l’avenir, d’un commissaire européen représentant les intérêts des générations futures. Dans cette ère de polycrise, l’intégration d’une perspective à long terme dans l’architecture institutionnelle améliorerait la prise de décision, tout en évitant les répercussions néfastes sur la durée.
Chaque jour, des décisions, des politiques et des investissements qui façonnent déjà la vie des générations à venir sont mis en place, sans que celles-ci aient ni droits ni représentation dans les processus de décision. Si les mouvements de jeunes jouent un rôle crucial pour porter la voix des générations futures dans la sphère publique, notamment sur la question du climat, il demeure nécessaire d’institutionnaliser une réflexion à long terme dans tous les domaines d’action politique. D’autant que la situation est appelée à empirer, l’Europe étant un continent vieillissant. D’ici à 2050, la part des personnes de plus de 55 ans dans la population totale passera de près de 30 % à un peu plus de 40 %.
Deux priorités majeures
Prenons le défi de la transmission intergénérationnelle de la pauvreté, qui persiste tant au niveau national que régional. La recherche montre que subir la pauvreté pendant l’enfance augmente le risque de pauvreté à l’âge adulte. Et, pourtant, une étude du FMI a révélé une augmentation de près de 20 % de la pauvreté infantile dans l’UE depuis le début de la pandémie de Covid-19. Cet exemple, parmi tant d’autres, souligne la nécessité d’une vision à long terme pour résoudre les défis actuels.
Alors, quel serait le rôle concret d’un commissaire, voire d’un vice-président, pour les générations futures ? Ce commissaire serait le principal « prospecteur », dirigeant une équipe d’experts chargée de discuter des priorités politiques de la Commission européenne, des programmes législatifs et des évaluations d’impact. Il serait aussi un partenaire travaillant avec différents départements et un auditeur transmettant des préoccupations à long terme des citoyennes et citoyens. Avec deux priorités majeures.
Premièrement, intégrer la prospective stratégique dans l’élaboration des politiques. Ce domaine a pris de l’ampleur au sein de la Commission depuis 2019, avec la mise en place d’un réseau interne et de rapports annuels pour conseiller l’élaboration des politiques. Ce nouveau poste garantirait cette intégration dans les processus institutionnels et examinerait les propositions pour leur adéquation future.
Deuxièmement, agir comme relais des intérêts des générations futures à travers l’Union. Pour ce faire, le commissaire serait ouvert aux contributions directes des citoyens et des organisations concernées par les implications à long terme des (in)actions de l’UE. Ce rôle pourrait renouveler la vision de l’avenir de l’Europe en embrassant les processus de participation citoyenne, les processus délibératifs et les techniques de « futurisation », pour garantir une transition planifiée vers cet avenir.
La bonne nouvelle est qu’il existe déjà de nombreux exemples nationaux dont l’UE peut s’inspirer, que ce soit en Europe (en Finlande et au Pays de Galles) ou en dehors (au Canada et en Uruguay). Des discussions sont aussi en cours au niveau des Nations unies.
Même au sein de l’UE, le commissaire Sefcovic a convoqué une réunion des ministres pour l’avenir. Les fondations d’un nouveau portefeuille de la Commission sont déjà posées. Le temps est venu de créer l’architecture institutionnelle pour faire de l’« union syndicale » pour les générations futures une réalité. Le temps est venu pour un commissaire pour les générations futures.
Alberto Alemanno est professeur de droit de l’Union européenne à HEC Paris et fondateur de The Good Lobby ; Elizabeth Dirth est directrice générale de l’Institut ZOE pour les économies du futur.