« Une bonne performance électorale de l’extrême droite pourrait contrarier l’essence même du projet européen »

LE MONDE – Alberto Alemanno analyses the impact of reinforced far-right parties at the EU Parliament after the EU elections.

L’UE ne devrait pas tomber entre les mains de l’extrême droite à l’issue du scrutin qui renouvellera le Parlement européen, estime, dans une tribune au « Monde », le juriste Alberto Alemanno. Cependant, les élections offriront à ces partis une chance sans précédent de contrecarrer tout effort d’intégration.

Alors que les citoyens se rendent aux urnes dans les 27 États membres, l’incertitude plane sur le continent. Pour la première fois, les partis d’extrême droite et anti-establishment pourraient obtenir environ un quart des sièges au Parlement européen. Ces mêmes partis gouvernent déjà à différents niveaux de pouvoir dans plus d’une douzaine d’États membres de l’UE. Parmi ceux-ci figurent certains États fondateurs de l’UE, tels que l’Italie et les Pays-Bas, où ils ont progressivement acquis une respectabilité auparavant inconcevable. Bien que cette normalisation n’ait pas encore eu lieu au niveau de l’UE, elle risque de se produire. Mais il est probable qu’elle se déroule différemment qu’au niveau national, en raison de certaines caractéristiques structurelles et politiques propres à l’Union. 

Tout d’abord, la personne qui présidera la Commission européenne, ainsi désignée par les chefs d’État et de gouvernement réunis au sein du Conseil, n’est pas légalement tenue de former une majorité politique clairement définie avant le vote du Parlement européen confirmant sa nomination. De même, les députés nouvellement élus ne sont pas censés choisir un camp avant les élections, et même si leurs propres partis politiques leur demandent de le faire, ils voteront à bulletin secret. C’est la raison pour laquelle, en 2019, Mme von der Leyen n’a pas réussi à obtenir le soutien de tous les eurodéputés des partis traditionnels qui la soutenaient, obtenant en revanche les voix de ceux qui n’étaient pas censés la soutenir, comme le parti polonais Droit et Justice et des Italiens du Mouvement 5 Etoiles. Par conséquent, la prochaine Commission européenne ne s’appuiera pas sur une majorité stable, mais plutôt sur une majorité à géométrie variable se définissant au sein du Parlement en fonction des dossiers qu’y seront débattus.  Le choix de la présidence de la Commission sera déterminé par la capacité du candidat à former une telle majorité.

Deuxièmement, le Parlement européen n’est ni « européen », ni un véritable parlement. Il n’est pas européen dans la mesure où ses membres appartiennent à des partis politiques nationaux – et non européens. Bien que les nouveaux députés puissent rejoindre des groupes politiques une fois élus au sein du Parlement européen, ces groupes sont idéologiquement hétérogènes, et ne peuvent pas garantir un soutien politique permanent à une Commission donnée tout au long d’une législature. En outre, le Parlement européen n’est pas non plus un véritable parlement car il ne dispose pas d’initiative législative, qui appartient à la seule Commission européenne. Cela signifie que même si les partis d’extrême droite, maintenant divisés en deux groupes (« Conservateurs et Réformistes européens » et « Identité et démocratie »), venaient à se rassembler en un seul groupe, ils ne pourraient pas à eux seuls définir l’orientation politique de l’Union. En l’absence d’initiative parlementaire, l’extrême droite pourra seulement retarder ou stopper les propositions de la Commission européenne, qui devrait rester entre les mains des trois partis du centre, à savoir le Parti Populaire Européen, le groupe des Socialistes et démocrates, et les Libéraux de Renew. En matière de politique étrangère, le Parlement européen a encore moins de prérogatives et, par conséquent, même un contingent important de partis d’extrême droite manquera en influence sur ce sujet. 

Deux autres facteurs semblent éclipser la possibilité pour l’extrême droite de prendre les rênes de l’UE.  

L’idée d’unir les partis d’extrême droite au niveau européen au sein d’un seul groupe est un vieux rêve, lancé par Farage, Le Pen et Wilders il y a plus de 20 ans. Pourtant, ce rêve n’est jamais devenu réalité. Non seulement ces partis sont intrinsèquement incompatibles entre eux – en démontre leurs positions opposées sur la Russie –, mais leurs propres orientations nationalistes les empêchent de coopérer au-delà des frontières étatiques. 

Cette désunion suggère que, malgré son essor historique, l’extrême droite ne sera pas en mesure de dicter seule les priorités de l’UE, qui resteront plutôt définies par les partis traditionnels, même s’ils en sortiront affaiblis. 

Toutefois, même en absence d’une prise de contrôle politique du projet européen, l’extrême droite gagnera certainement, grâce à son nombre record de sièges, une influence politique considérable et potentiellement déstabilisante. 

Pour en avoir un avant-goût, il suffit de regarder le sort que la présidente sortante de la Commission a réservé au Pacte vert, pourtant présenté comme sa politique phare, en abandonnant certaines de ses mesures clés sous la pression des partis d’extrême droite et les manifestations des agriculteurs ces derniers mois. Elle l’a fait pour regagner la confiance de son propre parti, le PPE, mais aussi celle de nombreux libéraux, comme le parti libéral allemand FDP, ou le président Macron qui a appelé à une « pause réglementaire climatique ».Auparavant, elle a également fait passer la politique migratoire de l’UE d’un défi humanitaire à une question de sécurité, validant ainsi largement le projet dicté par l’extrême droite. 

De ce point de vue, ces élections devraient accélérer le virage à droite de la politique en Europe déjà amplement amorcé dans toute l’Union.

Ce ne sont pas seulement les ambitions environnementales de l’UE qui sont en jeu, mais aussi l’agenda traditionnellement intégrationniste de l’UE. L’élargissement de l’Union, qui est étroitement lié aux questions de réformes institutionnelles, risque d’être ralenti, voire interrompu, sous l’influence de l’extrême droite. Par ailleurs, le prochain budget à long terme de l’UE, qui doit être négocié par le Parlement européen en 2026, pourrait diminuer. Or, une diminution du budget européen pourrait accentuer le fossé existant entre les attentes des citoyens envers l’UE pour relever les grands défis contemporains et les moyens dont elle disposera pour y parvenir. 

Une bonne performance de l’extrême droite aux élections européennes pourrait donc contrarier l’essence même du projet européen, ralentissant ou même interrompant son intégration au moment celle-ci n’a jamais été si attendue – selon l’Eurobaromètre – par la majorité des citoyens européens. Tel est l’enjeu de ces élections.