« Nous sommes entrés dans une nouvelle phase de l’intégration européenne », une conversation avec Alberto Alemanno
LE GRAND CONTINENT – la nomination de la nouvelle présidente du Parlement européen marque un tournant, une conversation avec Alberto Alemanno.
On n’en a pas beaucoup parlé, mais la nomination de la nouvelle présidente du Parlement européen marque un tournant : après le Plan de relance et le succès de la campagne de vaccination, avec la PFUE et la mise en place du nouveau gouvernement allemand, à la veille des élections en Hongrie et en France, la construction européenne est entrée dans une nouvelle phase. Alberto Alemanno, directeur scientifique de la Revue européenne du droit, explique pourquoi.
Vous proposez une interprétation à contre-courant de la figure de Roberta Metsola, la nouvelle présidente du Parlement européen. Pour vous il s’agit de la première dirigeante d’une institution européenne avec un profil véritablement européen : pourriez-vous nous expliquer qu’entendez-vous par là ?
Je pense qu’il est important de contextualiser l’élection de la nouvelle présidente du Parlement dans un cadre plus large que celui des polémiques sur ses positions sur l’avortement. Nous sommes entrés dans une nouvelle phase de l’intégration européenne. Ursula von der Leyen est au milieu de son mandat politique qui a été profondément marqué par la gestion exceptionnelle dans tous les sens du terme de la crise pandémique. Dans ce contexte, le Parlement n’a pas eu beaucoup de marge de manœuvre. La totalité de ce cycle institutionnel a été très faible en termes de productivité. Le choix de Roberta Metsola comme présidente du Parlement européen incarne parfaitement l’arrivée à l’âge adulte du processus politique européen.
En quel sens ?
Sa figure est novatrice sur plusieurs points. Roberta Metsola est la troisième femme élue à ce poste et il faut noter que Nicole Fontaine, sa prédécesseure, a été élue il y a déjà 22 ans. Elle est la plus jeune de tous les présidents. Elle est surtout la première dirigeante européenne dont la vie personnelle et politique a été réellement vécue sur une échelle continentale. Ce n’était le cas pour aucun de ses prédécesseurs ni pour aucun des dirigeants européens actuels, que ce soit Ursula von der Leyen, Charles Michel ou Christine Lagarde ou encore Angela Merkel, son successeur Olaf Scholz, Emmanuel Macron, Mark Rutte, Pedro Sanchez, Sanna Marin, Alexander de Croo ou même Mario Draghi, qui a eu une réputation et une expérience internationale mais pas nécessairement une carrière paneuropéenne dans le même sens ou dans la même mesure que Roberta Metsola.
Nous savons qu’une carrière politique, même européenne, reste une affaire déterminée par l’échelle nationale. La plupart de nos dirigeants gouvernent nationalement, jusqu’à ce qu’ils tombent sur l’Europe. L’Europe n’est pas le lieu de la compétition électorale et politique, alors pourquoi devraient-ils se soucier d’en comprendre le fonctionnement ? Avec Roberta Metsola, cela pourrait changer. Son état d’esprit est très différent, comme on a pu le voir dans son discours inaugural d’hier matin, ou dans sa réponse aux réactions françaises au discours d’Emmanuel Macron au Parlement européen aujourd’hui.
Elle peut transmettre sa fibre européenne. Elle est à l’aise à l’échelle de l’Europe : à La Valette, à Strasbourg, mais également à Helsinki, à Rome, à Paris, à Berlin ou encore à Madrid parce qu’elle a grandi à travers l’Europe. Elle parle plusieurs langues, ainsi que son mari finlandais et ses enfants, elle ressent l’Europe plus que n’importe quel autre dirigeant européen.
Est-ce une rupture profonde ?
Quand on compare Emmanuel Macron à Roberta Metsola, on se rend compte que l’expérience internationale du président français paraît extrêmement modeste, et des critiques provenant de ses opposants politiques nationaux lui ont d’ailleurs été adressées à propos de sa possible instrumentalisation de la PFUE à des fins électorales. Cela dit, ce n’est pas la première fois qu’un dirigeant européen appartient à la génération Erasmus. Alexander Stubb, Matteo Renzi il y a quelques années, Charles Michel en tant que Premier ministre de la Belgique ou encore Frederica Mogherini étaient également jeunes. Mais leur histoire personnelle était et reste aujourd’hui nationale, pas européenne.
Roberta Metsola peut transmettre sa fibre européenne. Elle est à l’aise à l’échelle de l’Europe : à La Valette, à Strasbourg, mais également à Helsinki, à Rome, à Paris, à Berlin ou encore à Madrid parce qu’elle a grandi à travers l’Europe.
ALBERTO ALEMANNO
Mon sentiment est que l’européisme profond et authentique de Metsola aura beaucoup d’influence sur la direction européenne. Cela pourrait en fait être contagieux, comme un virus européen qui contamine nos conversations nationales pour finalement permettre à beaucoup d’autres européens de se sentir en droit de parler de l’Europe et de ce qu’ils en attendent. Le choix de Roberta Metsola symbolise en ce sens le début d’une première séquence politique authentiquement européenne.
Que signifie pour le principe du spitzenkandidaten (le système de chef de file) le soutien du PPE ? Dans l’accord de mi-mandat entre les trois principaux groupes parlementaires européens – le PPE, Renew et Socialistes et Démocrates, il est affirmé qu’ils sont « favorables à un processus de candidature principale combiné à des listes transnationales avec un nombre suffisant de sièges à mettre en place pour les prochaines élections européennes », qu’est-ce que cela signifie ?
Hier, un accord de mi-mandat entre les trois principaux groupes du Parlement a de facto déterminé l’orientation future de l’Union européenne. Cet accord est le produit des débuts difficiles de ce cycle européen, quand le Parlement n’arrivait pas, au lendemain des élections européennes, à trouver d’accord sur la désignation du spitzenkandidaten par le Conseil européen. Il montre qu’une leçon claire a été apprise par les trois groupes et leurs dirigeants : ils doivent travailler ensemble afin de définir leurs priorités. En un sens, la conclusion de cet accord symbolise le fait que tout à coup, après une longue période de stagnation pour le projet européen, ponctuée par des crises multiples, faire progresser l’Europe est à nouveau à la mode pour les dirigeants européens.
Ces derniers semblent réaliser que l’Europe est condamnée à devenir un acteur puissant. Pascal Lamy ne dit pas autre chose lorsqu’il affirme que « L’Europe est condamnée à la puissance ». Soudainement, ils semblent être prêts à se donner les moyens de créer les conditions pour que l’Europe puisse être capable de faire face à tous les défis, internes ou externes, qui surviennent. Et, à travers les pays d’Europe occidentale, de la France à l’Allemagne, de l’Espagne aux Pays-Bas, une constellation politique favorable à un tel développement semble se dégager, constellation à laquelle s’ajoute aujourd’hui le soutien d’une vaste majorité au sein du Parlement européen.
Quel rapport peut-on établir entre cet accord et la PFUE qui vient de s’ouvrir ?
Cet accord de mi-mandat est tout à fait aligné aux priorités de l’actuelle Présidence française. En l’absence de divergences majeures entre les priorités de la présidence française et celles fixées par les trois grands groupes politiques représentant ensemble environ 400 députés, une large majorité émerge, majorité pouvant même être soutenue par les Verts, qui ont décidé, pour l’instant, de ne pas se joindre à l’accord.
Il est très intéressant de constater que le sous-titre de cet accord de mi-mandat est « Priorités pour les Européens ». Il est donc directement adressé aux Européens, de la même manière que Macron a ouvert les élections de 2019 en s’adressant à tous les Européens, lorsqu’il a publié sa tribune « Pour une renaissance européenne ».
Aujourd’hui, les trois groupes politiques principaux emploient la même méthode : ils traitent les priorités des citoyens, des « Européens ». Nous y trouvons deux types de priorités. D’une part, ils affirment qu’ils sont prêts à soutenir l’État de droit, à avancer sur les sujets liés au climat, au digital, sur les piliers sociaux avec un salaire minimum et à propos des travailleurs des plateformes numériques. Celles-ci sont, essentiellement, les priorités qui portent la présidence française du Conseil de l’Union.
Aujourd’hui, les trois groupes politiques principaux emploient la même méthode : ils traitent les priorités des citoyens, des « Européens ».
ALBERTO ALEMANNO
Ensuite, il y a des priorités de moyen ou long terme qui consisteraient, en simplifiant, à réformer les règles budgétaires d’une part, et de l’autre – point tout à fait historique – à européaniser la compétition électorale à travers la création d’une circonscription européenne, susceptible de faire apparaître un « corps électoral » européen, peuplée par des listes transnationales capables de susciter des candidatures européennes.
Ce soutien du PPE au système du chef de file (Spitzenkandidaten) est donc historique ?
Historiquement, la création d’un circonscription européenne peuplée par des listes transnationales était effectivement un tabou. En 2018, il y a exactement quatre ans, le PPE mais également une bonne partie des socialistes et également certains libéraux, ont voté contre l’idée de mettre en place une circonscription européenne obligeant tout parti national à se positionner par rapport aux questions européennes pour finalement rentrer en compétition les uns contre les autres. Mais soudainement, ce même PPE, et non plus seulement les Libéraux et les Socialistes, affirme qu’il est prêt à renforcer le système de chef de file (Spitzenkandidaten), chargé de représenter son programme politique au niveau européen, à la tête d’une liste transnationale. Il reste à voir quel sera le nombre de sièges à allouer à travers la circonscription européenne. Il y a une position minimaliste, celle du PPE, qui fluctue entre 6 et 8 sièges, c’est-à-dire seulement les spitzenkandidaten. Mais les socialistes, dans leur proposition, plaident plutôt pour une vingtaine de sièges ou plus sur les 705 prévus.
Nous allons donc avoir, dans les prochains mois, un débat politique intéressant à propos de la taille et du rôle de cette circonscription unique et de ses listes transnationales et les conséquences politiques qui en découleront sur les vingt-sept compétitions électorales permettant l’élections des autres membres du parlement.
Entre le lancement de la PFUE et cet accord de mi-mandat, la séquence s’accélère-t-elle ?
Cet alignement entre les priorités de la Présidence française du Conseil de l’Union et le soutien d’une majorité parlementaire afin que ces dossiers puissent être traités, certains clôturés, d’autres entamés, signifie que nous sommes en train de poser les jalons pour une nouvelle phase de la construction européenne. Et cela bien au-delà de la PFUE. Nous sommes face aux « colonnes d’Hercule » de la construction européenne. Celle-ci semble avoir été fortement influencée par la vision macronienne et donc française d’une Europe-puissance que nous avons étudiée dans la dernière livraison de la Revue européenne du droit, mais à laquelle nous n’avons pas encore donné beaucoup de contenu au-delà des slogans.
Que signifie l’idée de transformer l’Europe en une entité se dotant d’une autonomie stratégique et se transformant en une puissance qui aurait un poids au niveau géopolitique et international ? Pour l’instant, certains éléments semblent suggérer que l’Europe doit devenir plus indépendante, plus autonome. La manière de le faire doit cependant encore être déterminée dans le cadre du débat politique européen et en s’européanisant, ce débat permettra à un plus grand nombre d’y contribuer.
Y aura-t-il un moment clé dans les prochains mois ?
Le moment de vérité pour comprendre si, effectivement, ce diagnostic d’une soudaine entrée dans une nouvelle phase du processus d’intégration européenne est juste sera l’élection présidentielle en France qui coïncide, d’une manière assez surprenante, avec les élections nationales hongroises. Là, nous verrons d’une manière presque caricaturale comment deux visions très différentes de l’Europe, les deux assez ambiguës par rapport à leur développement intellectuel et sur le plan des idées, se retrouveront dans un débat public qui se déroulera à l’échelle continentale.
Le moment de vérité pour comprendre si, effectivement, ce diagnostic d’une soudaine entrée dans une nouvelle phase du processus d’intégration européenne est juste sera l’élection présidentielle en France qui coïncide, d’une manière assez surprenante, avec les élections nationales hongroises.
ALBERTO ALEMANNO
À cette occasion, la plupart des citoyens européens, et non seulement les électeurs français et hongrois, se rendront compte que derrière ces deux rendez-vous électoraux se cachent deux visions très différentes de l’Europe. D’un côté, l’idée d’une Europe plus autonome, plus poussée, plus intégrée. De l’autre, une vision plus étroite, défendant, sous les slogans d’une union néonationaliste européenne, un recul de l’Europe. Viktor Orban propose de nationaliser certaines compétences, et donc de restituer aux États membres toute une série de prérogatives en leur permettant de réacquérir une certaine autonomie géopolitique au niveau de l’État-nation. Évidemment, ces deux idées de l’Europe sont antithétiques. La première option est hégémonique aujourd’hui dans la plupart des pays occidentaux au sein de l’Union. Je pense donc que ces deux moments électoraux, auxquels on peut ajouter l’élection du prochain président de la République italienne de la semaine prochaine, détermineront l’avenir de l’Europe. Cela peut paraître anecdotique, mais dans cette séquence s’ajoutera également la conclusion de la Conférence sur l’avenir de l’Europe qui, pour l’instant, semble également donner un appui « populaire » à la vision française d’autonomie stratégique, d’Europe souveraine, si l’on se tient aux 80 premières recommandations provenant des panels citoyens.
Pourrions-nous donc assister, dans les prochaines années, à un tournant dans l’intégration européenne et à une plus grande démocratisation de l’espace politique européen ?
Si nous regardons cette coïncidence incroyable entre présidence française, élections françaises et hongroises, conclusion de la conférence sur l’avenir de l’Europe, nous constatons que nous sommes effectivement dans un moment de vérité. Il sera impossible pour nos représentants politiques, même au niveau national, de ne pas se positionner sur ces deux visions de l’Europe, pour heureusement en formuler davantage, avant d’arriver à 2024. Finalement, l’espace qui s’ouvrira entre ce printemps et les prochaines élections européennes en mai 2024 sera un moment-clé pour l’intégration européenne, espace auquel s’ajouteront toutes les questions externes, notamment les questions géopolitiques liées à la Russie, à la Chine, et également aux Etats-Unis, avec lesquels l’Europe entretient des relations ambiguës comme l’avaient montré les réactions américaines et otaniennes à votre entretien avec Charles Michel sur l’après Kaboul. Tous ces éléments sont destinés à accélérer le processus d’intégration, pour le faire avancer vers une nouvelle étape caractérisée par l’émergence d’un espace public et donc d’un système politique européen plus intelligible.
Quelles sont les bases profondes de cette nouvelle phase ?
Emmanuel Macron, dans son discours devant le Parlement européen, a affirmé que les systèmes politiques des 27 pays européens devaient trouver une forme d’intégration afin de construire un futur collectif. Cette affirmation montre qu’après 70 ans d’intégration socio-économique en Europe, les Européens commencent à se rendre compte qu’en l’absence d’un niveau d’intégration politique équivalent, leur style de vie et leur avenir sont en danger.
Je pense que cette prise de conscience est assez nouvelle et a été facilitée par la crise du Covid-19, qui a montré la nature incomplète du projet européen. C’est ce zeitgeist qui est destiné à donner lieu à une accélération et finalement à une contamination entre les différents systèmes politiques nationaux et le système européen, qui tout à coup devient visible aux yeux du plus grand nombre.
Le discours d’aujourd’hui du président Macron devant le Parlement européen donnant le coup d’envoi de la présidence française du Conseil a offert un aperçu d’une telle dynamique. Il a donné un aperçu non seulement du débat électoral national qui précédera les élections présidentielles, mais aussi de la conversation politique transnationale plus large qui s’ensuivra. Le président français a été accusé par ses rivaux d’utiliser la présidence du Conseil comme tremplin vers une candidature à la réélection, alors que ces mêmes rivaux ont utilisé la plénière du Parlement européen comme plate-forme pour leurs campagnes électorales nationales. En fin de compte, il est devenu impossible de discerner ce qui relève de l’Europe et ce qui relève de l’État-nation dans nos conversations politiques. Il serait artificiel de continuer à prétendre séparer les sphères politique nationale et européenne alors que les deux se chevauchent déjà largement.
Dans ce contexte, le temps est venu pour les États membres de l’Union et ses institutions de rendre aux citoyens une partie du pouvoir constituant qui a traditionnellement été exercé en leur nom.