«Les Européens mobiles dans l’UE sont les moins représentés politiquement»

LIBÉRATION – Face aux obstacles administratifs pour voter dans un autre pays et l’emprise des enjeux locaux, le juriste Alberto Alemanno prône un collège électoral unique dans l’Union et de vrais partis européens.

Face aux obstacles administratifs pour voter dans un autre pays et l’emprise des enjeux locaux, le juriste Alberto Alemanno prône un collège électoral unique dans l’Union et de vrais partis européens.

Seuls 15 % à 20 % des Européens vivant à Paris votent aux municipales. 
Photo Sébastien Calvet

De nationalité italienne, résidant en Espagne et professeur à HEC Paris, où il est titulaire de la chaire Jean-Monnet en droit de l’Union européenne, Alberto Alemanno déplore la très faible représentation politique des citoyens européens vivant dans un autre Etat membre que le leur.

Dans une tribune publiée récemment, vous cassez les stéréotypes sur ceux que vous appelez les «Européens mobiles»…

Il y a en effet une tendance en Europe à croire que les citoyens mobiles sont des élites. Les données socio-économiques contredisent ce postulat. Il y a beaucoup plus de Français, Espagnols ou Italiens qui travaillent dans des bars de Londres que comme banquiers à la City. Tout comme à Paris, davantage de citoyens de l’Union travaillent dans la construction que dans des organisations internationales. Aujourd’hui, 4 % de la population de l’UE vit dans un autre Etat membre que le sien, soit 17 millions de personnes. En rajoutant 2 millions de travailleurs frontaliers et les saisonniers, cela fait environ 20 millions de personnes, très diverses dans leurs métiers, formations ou préférences culturelles, même si elles ne sont pas perçues comme cela. Les ressortissants européens qui vivent dans un autre pays membre ont un taux d’emploi et un niveau d’étude plus élevés que la moyenne. Mais les citoyens faiblement qualifiés sont aussi surreprésentés car les classes les moins aisées ont dû, par nécessité, se déplacer.

Ces Européens mobiles sont-ils actifs politiquement ?

Paradoxalement, cette communauté qui vit l’Europe au quotidien, qui a dû s’adapter à la diversité et que l’on pourrait définir comme les plus Européens des Européens, est la moins représentée politiquement. Elle ne peut pas voter aux élections nationales mais même à l’échelon local, la participation reste très basse. Seuls 15 % à 20 % des Européens vivant à Paris votent par exemple aux municipales. On pourrait imaginer que les élections européennes les mobiliseraient davantage. Les chiffres montrent le contraire : 8 % des Européens résidant dans un autre Etat s’enregistrent et seuls 5 % votent.

Comment l’expliquer ?

D’abord, par des obstacles administratifs, avec l’obligation de faire une démarche supplémentaire, en plus du titre de séjour. L’Estonie est le seul pays de l’Union où un résident européen est automatiquement enregistré sur les listes électorales. Dans tous les autres, il faut faire des démarches, avec des délais parfois importants. En Espagne, il fallait par exemple s’enregistrer au plus tard fin janvier. Une deuxième raison, plus profonde, tient à l’absence d’offre politique adéquate pour ces citoyens européens mobiles. Les élections européennes ne sont finalement rien d’autre qu’un ensemble d’élections nationales, organisées à des jours différents, à l’issue de campagnes menées par des partis nationaux. Comment peut-on se sentir représentés par des candidats focalisés sur des sujets nationaux ?

Quelles solutions suggérez-vous ?

Quelque chose que les milieux fédéralistes européens défendent depuis longtemps : passer à un système de représentation politique paneuropéen. Il faut avoir un collège électoral unique en Europe et des vrais partis européens, où les candidats pourraient présenter des visions de l’Europe communes à tous les ressortissants – qu’ils soient mobiles ou pas.

La candidature de l’ancien ministre grec Yánis Varoufákis sur une liste en Allemagne va donc dans la bonne direction ?

Oui, mais les règles du jeu actuelles ne prévoient pas la possibilité d’enregistrer un parti européen avec une dimension transnationale. Varoufákis et son mouvement, le Diem (Mouvement pour la démocratie en Europe 2025), ont dû contourner l’absence d’un système électoral uniforme et s’enregistrer dans chaque pays européen. Ce qu’ils n’ont pas réussi à faire, car la charge administrative était trop importante. Ils ont finalement dû conclure des alliances avec des partis préexistants. La possibilité d’être candidat dans un autre pays que le sien est une forme d’européanisation du processus politique. Tout comme la désignation des chefs de file des partis européens, comme Manfred Weber pour le Parti populaire, Frans Timmermans pour les socialistes ou Guy Verhofstadt pour les libéraux. Mais en réalité, ces «partis» européens n’ont d’européen que le nom, ils restent des fédérations de partis nationaux.

Les élections de 2019 marquent-elles selon vous un recul de ce processus d’européanisation ?

Je suis de près les débats politico-médiatiques dans de nombreux pays européens et, d’une certaine manière, on aurait pu s’attendre à une accélération du processus d’européanisation. La confrontation franco-italienne, lorsque le vice-Premier ministre Luigi Di Maio a pris position sur les gilets jaunes, ou la large couverture logiquement consacrée au Brexit, donnaient l’impression d’un espace politique dépassant peu à peu les frontières. Avec ces événements, les journalistes se sont davantage occupés d’Europe. On aurait pu s’attendre à un intérêt accru pour ce scrutin européen. Or, depuis quelques semaines, on assiste à un processus inverse, à savoir une renationalisation du débat politique européen. Cela tient notamment au fait que ce désir qu’ont certains de parler Europe, de faire de la politique en Europe au-delà des Etats nations, ne trouve pas de canal d’expression. Aucun parti, aucune sphère publique ne permet à ces idées de circuler. Et la classe politique dominante, profondément nationale, s’empare de la campagne et bloque ce processus d’européanisation. En France, par exemple, les européennes vont être la première opportunité pour s’exprimer dans les urnes sur le gouvernement actuel. Et fatalement, cela transforme les élections européennes en un jeu différent.